Interview de Guido Lengwiler : “au début il n’était pas prévu de faire un livre”

Guido Lengwiler screenprint workshop ( Gutenberg museum - Freiburg, Suisse)

Guido Lengwiler enseigne la sérigraphie à l’École d’Arts Visuels Berne et Bienne (Suisse). Après 15 ans de recherches à travers l’Europe et les États- Unis, il a publié l’ouvrage très attendu A History of Screen Printing dont j’ai longuement parlé. Ce livre révèle une histoire de l’art graphique inédite et oubliée. L’interview a été menée par Uwe Heinisch et traduite de l’allemand par Iris Sautier.

 

M. Lengwiler, racontez-nous tout d’abord brièvement votre cheminement et ce qui vous a poussé à vous intéresser à la sérigraphie. Qu’est-ce qui vous attire particulièrement dans ce procédé ?

 

Avec un peu d’humour, on pourrait dire que la sérigraphie n’est qu’une « panne » dans ma vie – panne qui dure à vrai dire depuis trente ans ! Après avoir fini ma scolarité obligatoire je suis allé à l’École des Arts Appliqués de Zürich et quelques années plus tard j’ai suivi la classe professionnelle de peinture de Franz Fedier à Bâle. Ce fut une époque merveilleuse qui m’a ouvert les yeux sur l’art ancien et contemporain.

 

Au cours de ces années, j’ai commencé à imprimer mes propres œuvres graphiques dans mon petit studio en utilisant tout d’abord la gravure sur bois et les techniques photographiques, puis je suis tombé sur un livre qui parlait du procédé de la sérigraphie et je me suis acheté un cadre en bois pour tableaux sur lequel j’ai tendu à la main une toile de nylon. C’était facile de bricoler un système pour tenir la soie, la lever et la baisser, pas besoin de presses coûteuses comme pour les autres techniques d’impression de l’époque.

Imprimer était fascinant. Malheureusement, à ce moment je traversais une mauvaise passe – j’étais en proie à un chagrin d’amour – et mon état affectait mon travail artistique, je me sentais comme paralysé. J’ai commencé alors un apprentissage de sérigraphe. Eh oui ! un cheminement professionnel un peu confus, n’est-ce pas ?

 

Sur mon lieu d’apprentissage ainsi que plus tard, chez Fred Birchler à Zürich, nous imprimions souvent des affiches culturelles mais aussi beaucoup d’autres choses, comme du textile, des boîtiers pour outils, des autocollants, etc. – à l’époque la sérigraphie était en plein essor. Le travail demandait à la fois de la réflexion et de l’intuition, car aussi bien le procédé que les supports utilisés se montraient souvent très récalcitrants ! Je pense que cet aspect du travail n’a pas changé de nos jours et qu’il fascine et stimule toujours autant la jeune génération qui débute dans cette profession. Aujourd’hui beaucoup d’étudiants en graphisme et en art apprécient le fait de pouvoir toucher aux encres d’imprimerie conventionnelles en parallèle au monde de Photoshop.

Le livre de 490 pages écrit par Guido Lengwiler retrace les racines de la sérigraphies d’art.

 

 

Qu’est-ce qui vous a motivé à écrire un livre sur l’histoire de la sérigraphie ? Vous ne pouvez pas l’avoir fait dans un but commercial…

 

Au début il n’était pas prévu de faire un livre. Nos recherches progressaient un peu à tâton. La question d’une publication s’est posée seulement après un certain temps, lorsque nous avons réalisé que le matériel que nous avions entre nos mains était exceptionnel. J’en ai souvent parlé avec mon frère qui travaille dans le domaine de l’archivage.

 

Heureusement que nous ne pouvions pas prévoir ce qui nous attendait, car sinon je ne me serais jamais risqué dans un projet d’édition comme celui-ci, ne serait-ce que pour des raisons purement financières ! Les ouvrages traitant de thèmes culturels et historiques aussi spécifiques sont, pour la plupart, d’emblée synonymes d’opération à perte au devenir des plus incertain.

 

C’est uniquement le soutien de l’industrie de la sérigraphie qui a rendu la publication possible : le PDG Christoph Tobler de Sefar m’a offert son aide, suivi de Kissel+Wolf et de la famille Eisenbeiss ainsi que de plusieurs autres entreprises en Europe et aux États-Unis. Ce sont toutes ces personnes qui partagent le mérite de notre publication.

Les archives de 15 années de travail chez Guido Lengwiler. Tous les livres sont annotés de centaines de marque-page !

Les archives de 15 années de travail chez Guido Lengwiler. Tous les livres sont annotés de centaines de marque-page !

 

 

Combien de temps avez-vous consacré à la réalisation de ce livre, de sa conception jusqu’à la publication finale ? Quels moyens financiers avez-vous dû engager pour sa réalisation ?

 

Je ne me rappelle plus précisément. C’est un projet qui s’est développé petit à petit et qui n’avait pas de cadre clairement prédéfini. J’ai trouvé de la correspondance qui date de 2001 : à ce moment-là les recherches étaient déjà bien avancées. Je crois que tout a commencé aux alentours de 1998 et les investigations concernant certains détails se sont poursuivies jusque peu avant la mise sous presse, au début de l’année 2013.

 

Les recherches m’ont probablement coûté plus de 50’000 francs suisses. Cela peut sembler un gros montant, mais réparti sur toutes ces années, ça correspond en fait au coût de n’importe quel hobby normal. Je peux par contre vous donner des coûts de production assez concrets. La plus grande partie des frais de relecture des épreuves a été prise en charge par Kissel+Wolf. J’ai payé de ma poche environ 5000 francs suisses pour parachever ce travail.

Une fabuleuse collection de sérigraphies appartenant à Guido Lengwiler et datées de 1920.

Une fabuleuse collection de sérigraphies appartenant à Guido Lengwiler et datées de 1920.

 

 

La traduction anglaise a coûté environ 12’000 francs. Le graphisme et la prépresse se sont montés approximativement à 23’000 francs tandis que l’impression, la reliure et les frais d’envoi ont atteint à peu près 70’000 francs. Les coûts de production des 4000 livres en allemand et en anglais ont été couverts dans l’ensemble par les souscriptions en provenance de l’industrie sérigraphique. Je pourrai sûrement refinancer les montants manquants grâce au produit des ventes. En fin de compte, si nous rentrons dans nos frais, je serai satisfait. Si en plus j’arrive à gagner quelque chose dans cette affaire… je ne dirai évidemment pas non !

Le livre de 490 pages écrit par Guido Lengwiler retrace les racines de la sérigraphies d'art.

Comment avez-vous procédé lors de votre recherche ? Quelles ont été vos sources ?

 

Je pense qu’on pourrait qualifier cette recherche d’« archéologique »: vous trouvez subitement un os de dinosaure et vous commencez à creuser. Plus vous découvrez de morceaux, plus vous êtes en mesure de vous représenter à quoi l’animal pouvait bien ressembler. Appliqué au domaine de la sérigraphie, cela veut dire que nous avons maintenant trouvé le fil rouge de la création de ce procédé. Toutefois certains aspects vont probablement rester obscurs à jamais.

Un des nombreux documents de travail issus des archives de Serico.

Un des nombreux documents de travail issus des archives de Serico.

 

 

Les recherches ont commencé en Suisse et se sont rapidement élargies à l’Angleterre et aux États-Unis. Le point de départ fut l’entreprise Serico, fondée en 1926 et qui existe encore aujourd’hui. Quand je travaillais chez Fred Birchler en tant que sérigraphe, il me parlait souvent de son apprentissage en 1949 chez Serico, avec le propriétaire de l’époque, Hans Caspar Ulrich. Comme cette période révolue m‘intéressait, je suis entré en contact avec l’actuel propriétaire de Serico, Alfred Eich. Il possédait des archives sur l’époque d’Ulrich. Alfred m’a envoyé auprès du fils d’Ulrich, décédé en 1950. Pour sa part, la famille était en possession de notes manuscrites d’Ulrich qui contenaient des descriptions uniques en leur genre des premiers temps de la sérigraphie. En 1927, grâce au soutien des fabricants de gaze de soie suisses, Ulrich avait voyagé aux États-Unis durant trois mois afin d’étudier le procédé. Les recherches se sont donc élargies assez vite aux États-Unis, autant par chance que par hasard.

Un des nombreux documents de travail issus des archives de Serico.

Signs of the times, un des exemplaires très rare de ce magazine américain consacré à la publicité. Ici numéro de Juin 1924.

 

 

Un autre coup de chance a voulu que certains des anciens numéros de la revue américaine Signs of the Times, couvrant la période de 1919 à 1950, soient mis en vente comme occasions. Les toutes premières éditions de ce magazine sur les techniques publicitaires et la sérigraphie sont très rares. J’ai donc acheté tous les cahiers pour à peine 5 000 francs et j’ai eu des sueurs froides lorsque j’ai reçu un appel des douanes de Bâle qui me demandaient où ils devaient m’adresser « 150 kg de livres ». L’examen de cette quantité énorme de matériel m’a ensuite pris deux ans.

 

Quels ont été les plus grands défis lors de cette collecte de matériaux et lors de la création du livre ?

 

Il a été difficile de faire le lien entre tous les indices, souvent fragmentaires, éparpillés dans la revue Signs of the Times, et de trouver la ligne historique directrice. Mais les descriptions qu’on trouve sur les différents pionniers concordent, dans l’ensemble. Ainsi, ce sont toujours les mêmes entreprises américaines qui sont mentionnées en tant que pionnières par les différents auteurs. Et ces entreprises, Ulrich les a visitées en 1927 et il a pris des notes détaillées sur l’aménagement de la zone d’impression, les recettes pour la production des pochoirs et des encres utilisées.

Carte de visite de Jacob Steinman imprimée en 11 couleurs à l'aide du procédé Selectasine (entre 1916 et 1918).

Carte de visite de Jacob Steinman imprimée en 11 couleurs à l’aide du procédé Selectasine (entre 1916 et 1918).

 

 

Dans le cadre de votre recherche, vous avez contacté de nombreux descendants des pionniers internationaux de la sérigraphie. Quelles ont été, dans l’ensemble, leurs réactions ?

 

Trouver des descendants des pionniers américains n’a pas été facile. Ça semble un peu macabre, mais j’ai dû acheter des copies des actes de décès de ces pionniers – plus d’une centaine de ces documents intimes. Ces papiers indiquent l’adresse du témoin du décès – en général il s’agit de la femme du défunt ou de l’un de ses enfants. Ainsi, il m’a fallu deux ans pour trouver un descendant du pionnier Jacob Steimann, mort en 1933. Sa fille avait changé de nom deux fois au cours des ans, et les autorités avaient enregistré une date de naissance erronée. Les cas les plus faciles ont été résolus en trois à six mois.

Guido a ainsi reçu un courrier de Anne Brown, petite-fille de Louis d'Autremont, l'inventeur du film pour pochoirs sérigraphiques.

Depuis la publication du livre, les familles de certains des pionniers de la sérigraphie voient enfin leurs parents obtenir une certaine reconnaissance. Guido a ainsi reçu un courrier de Anne Brown, petite-fille de Louis d’Autremont, l’inventeur du film pour pochoirs sérigraphiques.

 

Les familles se sont montrées très serviables, bien qu’elles ne me connaissent pas. À ce jour, je ne suis encore jamais allé aux Etats-Unis. Certaines familles avaient un patrimoine archivistique très riche, tandis que d’autres ne possédaient plus que quelques photos. En d’autres occasions, c’était carrément le contraire : j’en savais plus que la famille et je leur ai naturellement volontiers mis mes documents à disposition. J’ai établi ainsi de nombreux contacts sincères qui ont même parfois évolué en amitiés.

Publicité par Vitachrome (Los Angeles USA, 1920).

Publicité par Vitachrome (Los Angeles USA, 1920).

 

 

Dans le cadre de votre recherche, vous êtes-vous heurté à certains aspects de l’histoire de la sérigraphie qui vous ont surpris ?

 

Oui, j’ai été particulièrement surpris du fait que, lors de l’émergence des applications graphiques de la sérigraphie vers 1915, à San Francisco, l’industrie lithographique locale ait investi et encouragé massivement ce nouveau procédé. La sérigraphie a donc été intégrée très tôt dans l’industrie des arts graphiques. De plus, il est intéressant de constater qu’on ne peut pas considérer l’apparition du procédé comme étant indépendante du développement politique et économique de l’époque. Les contrecoups de la première guerre mondiale ont été beaucoup plus rudes en Europe qu’aux États-Unis. L’Amérique a récupéré rapidement de la guerre et l’économie était à nouveau en pleine croissance dans les années vingt – jusqu’à l’effondrement du marché boursier en 1929.

 

Le procédé d’impression en sérigraphie en était encore à ses débuts en Europe lorsque la crise économique mondiale a frappé le continent, alors qu’aux États-Unis, la méthode étant déjà plus mature, elle a été moins affectée par la récession. Grâce à sa flexibilité et à son faible coût, la sérigraphie a même profité de la crise pour trouver de nouveaux terrains d’expression, notamment dans les domaines de l’industrie textile ou de l’art.

 

Y a-t-il des parties de votre livre dont vous êtes particulièrement « fier » ?

 

Pas vraiment. Mais les premières réactions provenant d’Amérique concernent les chapitres traitant de l’Europe. Ces derniers auraient beaucoup impressionné les lecteurs… Les descriptions faites par Hans Caspar Ulrich ont à l’évidence touché le lectorat très directement. Ulrich s’est vraiment bagarré avec le procédé, mais ça ne voulait tout simplement pas marcher comme prévu. Le moment n’était pas favorable.

Châssis d'impression manuel par Selectasine en 1923 - archives Serico-Eich.

Châssis d’impression manuel par Selectasine en 1923 – archives Serico-Eich.

 

 

Selectasine avait breveté une technique de pochoir spéciale, développé les premières machines à sérigraphie et vendu des licences à l’industrie graphique dans le monde entier. La technique a été introduite en Australie et au Canada dans les années suivant la Première Guerre mondiale, puis dès la deuxième moitié des années vingt elle est arrivée en Angleterre et sur le continent européen. Ici encore, les fabricants de gaze de soie ainsi que l’entreprise Serico ont fait œuvre de pionniers.

 

L’industrie textile a adopté la sérigraphie à la fin des années vingt, suivie de l’industrie de la céramique une demi-décennie plus tard, et de l’industrie de l’électronique, au cours de la Seconde Guerre mondiale.

 

Comment vous sentez-vous maintenant, après toutes ces années consacrées à votre œuvre ? Êtes-vous soulagé de l’avoir achevée, ou est-ce que vous ressentez un manque ?

 

Dans mon for intérieur, j’ai toujours essayé de garder un certain recul par rapport à l’ouvrage en cours. Mais quand le travail a été terminé, j’ai eu un petit passage à vide. Dans le fond c’était inévitable, j’étais passablement épuisé. Mais tous ceux qui ont été impliqués ou ont collaboré à cette publication ont vécu un peu la même chose.

Guido Lengwiler pendant un workshop d'initiation à la sérigraphie.

Guido Lengwiler pendant un workshop d’initiation à la sérigraphie.

 

 

Comment voyez-vous l’avenir du procédé de la sérigraphie dans les domaines du graphisme, de l’industrie et de la technique, respectivement ?

 

Humm… Il m’est très difficile de l’évaluer car je n’ai pas une connaissance aussi détaillée du secteur industriel que les sous-traitants. D’après ce que j’ai pu entendre autour de moi, il semblerait que, dans le secteur industriel, le procédé est utilisé de manière extrêmement polyvalente et que pour de nombreuses applications il serait inconcevable de s’en passer. Un collègue d’Amérique du Nord a visité il y a quelques semaines le département de sérigraphie du constructeur aérien Boeing, à Seattle. Il a résumé son sentiment en un seul mot : « Géant… ». On peut à coup sûr voir le même genre d’installations en Asie.

 

En ce qui concerne la sérigraphie appliquée au graphisme, je constate qu’au cours des dix à quinze dernières années, le nombre d’entreprises formatrices et d’apprentis en Suisse a diminué de deux tiers – ce qui, dans notre petit pays, équivaut quasiment à un effondrement.

 

Mais parlons maintenant d’autre chose : M. Heinisch, je tiens à vous remercier de tout cœur, pour l’immense soutien que vous m’avez apporté au cours des dernières années, tout au long de cette entreprise peu ordinaire. De mon point de vue, votre aide n’allait pas de soi…

 

 

© 2013 SIP Fachmagazin / Uwe Heinisch / traduit de l’Allemand par Iris Sautier
Photos issues du livre et workshop reproduites avec l’accord de Guido Lengwiler / tous droits réservés/ Dezzig

 

A History of Screen Printing: How an Art Evolved into an Industry par Guido Lengwiler publié par ST Media Group, Cincinnati. La version anglaise est disponible sur le site Squeegeeville (Canada). La version originale en Allemand est disponible sur le site Niggli Verlag en Suisse.

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